mercredi 5 mars 2008

Santa Ana

Ce 5 mars, je pensais en me rendant à Digne à rédiger le billet précédent, Ana chronique, et il me traversa l'esprit que PK Dick avait passé la fin de sa vie à Santa Ana, où il était mort dans des circonstances dickiennes, débranché, le 2 mars 82.
Malgré tout le bien que je pense du Domaine d'Ana de Lahougue, au centre du billet précédent, j'ai à chaque fois que je le relis le regret que la seconde partie n'ait pas été écrite avec une parfaite connaissance de l'oeuvre de Dick, le grand spécialiste des mondes virtuels.
J'ai pensé que "Santa Ana" pourrait être une façon de désigner le phénomène des coïncidences en série, apparenté à ce que Jung avait nommé "synchronicité", transformé par son traducteur Etienne Perrot en "Sainte Chronicité"... Dick semble avoir bien connu le phénomène, même si une récente interview, de sa nièce Anne précisément, tend à relativiser certaines déclarations de Dick qui s'amusait à imaginer les anecdotes les plus saugrenues pour nourrir sa légende.
Je n'essaierai pas d'expliquer pourquoi j'ai jadis personnifié en "éon Napol" le phénomène, et citerai cette approche de Hans Bellmer, à laquelle j'adhère mot pour mot :
Un "génie" ardemment appliqué derrière le "moi" semble ajouter beaucoup du sien afin que "je" perçoive et imagine. Un génie irrespectueux sans doute, pour qui la logique d'identité, la séparation du corps d'avec l'esprit ou les balivernes du "bien" et du "mal" sont tout au plus matière à plaisanteries et qui ne chante de tout cœur que la gloire de l'improbable, de l'erreur et du hasard. (Petite anatomie de l'image)
Bref, après ces quelques réflexions intimes sur Dick et Santa Ana, je suis passé à la médiathèque de Digne où j'ai notamment emprunté le n° 408 de La Recherche, que je lis régulièrement. Plus tard, j'ai regardé ce qui m'intéressait, notamment la rubrique des jeux mathématiques, et suis tombé en arrêt devant la solution des jeux du mois précédent, du n° 407 d'avril 07 donc. Alors que mon billet du 11 février dernier concernait un 1143 vu dans un film adapté de Dick, Paycheck, ce qui m'avait amené à évoquer l'aune anglaise de 11,43 dm, le premier problème intitulé Leroy des aulnes avait pour solution 11,43 ha.
Je peux reconstituer à partir de la solution l'énoncé du problème : trouver un triangle dont un côté mesure 40 dm et les deux autres côtés sont des entiers (en dm), sachant que l'un des angles du triangle est 60° et que sa surface est supérieure à 10 ha.
Si je ne peux deviner ce que les aulnes venaient y faire, je suppose du moins qu'il s'agissait des arbres, mais je suis payé pour savoir (enfin c'est une façon de parler) que jadis "aune" comme "aulne" désignaient aussi bien l'arbre que la mesure, ainsi au chapitre VIII du Gargantua apprend-on que "Pour son pourpoinct furent levées huyt cens treize aulnes de satin blanc (...)"; 813, tiens donc, mais c'est une autre histoire...
C'est donc une curiosité intrinsèque de trouver un problème d'aulne dont la solution soit 11,43 ha (ou 1143 dam2), et il est peu probable que cette rencontre ait été désirée car, d'une part tout le monde ne sait pas qu'aulne et aune sont synonymes dans toutes leurs acceptions, d'autre part ce problème n'a pu être créé pour obtenir la solution 11,43 (c'est évident pour les matheux, et serait très ennuyeux à expliquer pour les autres).
Les échos vont bien plus loin pour moi puisque j'avais en ce jour le Santa Ana de Dick en tête, et que mon premier billet mentionnant Dick avait été motivé par la vision de deux nombres faisant sens (pour moi) dans deux adaptations de son oeuvre, le taxi 1143 de Paycheck, et le commissariat 5236 de A Scanner darkly. Or j'ai jusqu'ici cité une fois et une seule la rubrique des jeux de La Recherche, pour son n° 352 d'avril 02, à propos de la coudée de 52,36 cm. Les responsables de la rubrique y citaient sans commentaire un courrier de lecteur signalant les connaissances mathématiques des Egyptiens:
« Ceux-ci, nous dit-il, constituaient un cercle à l’aide d’une ficelle de 6 coudées royales (environ 0,5236 mètres), ce qui porte son périmètre à 6 x 0,5236, soit 3,1416. »
Ce serait bien le cas de parler de péri-mètre, la circonférence d'un cercle d'un mètre de diamètre étant de 3,1416 m, le problème étant tout de même qu'on ne voit pas ce qu'auraient pu en faire ces braves Egyptiens, lesquels en principe ne connaissaient pas le mètre... Ceci ne mériterait guère d'attention s'il n'existait toute une mythologie fantasmatique autour de cette coudée royale, laquelle n'avait pas besoin de la caution implicite de la plus prestigieuse revue de vulgarisation scientifique.
Enfin je me sens enclin à pardonner aujourd'hui où il est clair que les acteurs de cette affaire ont suivi une trame imposée par Sainte Chronicité, de la coudée royale à l'aulne de Leroy, d'autant que les deux numéros concernés sont d'avril, mois des canulars que respectent encore certains périodiques, dont La Recherche. Incidemment, le premier exemple de synchronicité donné par Jung concerne les poissons d'avril.
Sainte Chronicité ou Santa Ana ? Il peut exister un rapport entre l'aune et le prénom Anne, rapport lui aussi possiblement issu d'une synchronicité. Le premier chapitre de toutes les éditions de Robur-le-Conquérant, de Jules Verne, mentionne l'observatoire de Aun-Arbor. Il s'agit évidemment de Ann Arbor, ville universitaire du Michigan, port (harbor) baptisé par son fondateur selon un prénom chéri, et la déformation en Aun-Arbor est jugée par certains intentionnelle car aun laisse entendre "aune", synonyme de "verne", et arbor est aussi le latin "arbre".
Un autre lien est immédiat, admis que ana signifiait "marais", comme en témoigne le Glossaire d'Endlicher, manuscrit du 10e siècle: les noms bretons du marais, gwan et gwern, sont évidemment liés à l'aune-verne, l'arbre des marais.
Il est cependant fort possible que Aun-Arbor résulte d'une coquille très répandue, les minuscules "u" et "n" se confondant aisément dans les casiers de l'imprimerie, ce qu'on pourra vérifier en googlant "aune de bretagne" ou "aune de montmorency", les résultats venant essentiellement du service Google Recherche de Livres, et donc de livres scannés avec leurs coquilles d'origine. J'ai retenu l'un des premiers résultats faisant apparaître un 1er avril:
MONTMORENCY DE DANVILLE (Henri I" de), maréchal et connétable de France, second fils d'Aune de Montmorency, mort à Agde le 1" avril 1614, âgé de 70 ans.
J'ai hésité à livrer ce qui va suivre, tant ce me semble peu crédible, mais tout n'y repose pas uniquement sur ma parole, alors voici.
Ce 5/3 où j'ai emprunté le n° 408 de La Recherche, j'ai aussi emprunté un roman de Brigitte Aubert, Rapports brefs et étranges avec l'ombre d'un ange. Drôle de titre et drôle de bouquin, polar expérimental auquel j'avoue ne guère adhérer, mais au moins l'esprit d'inventivité de Brigitte Aubert ne s'y dément pas. Il s'agit d'une aventure dans une Asie imaginaire, accumulant les stéréotypes en les détournant, bref j'ai pensé à Roussel, à Lahougue aussi... Toujours est-il que je suis arrivé, au bas de la page 21, à cette question dans une langue exotique:
Sans espérer être cru, je certifie m'être dit "Tiens, on pourrait bien trouver ANA dans cette langue",et j'ai tourné la page:
C'était la première apparition de cette langue qui semble inventée, témoin "kojh ito" vraisemblablement calqué sur cogito, et qui n'est utilisée qu'à une autre occasion, page 38. J'ai néanmoins consulté Google, et obtenu un résultat pour "ito anah":
it is worthy of notice that the term ÏTO anah, afflict, here used...

Il s'agit encore d'un résultat GoogleBooks, et aller y voir de près montre que ce "ito anah" est purement virtuel. GoogleBooks propose des milliers de livres scannés page par page, et le service Recherche de Livres utilise leur texte numérisé par des logiciels qui ne sont pas toujours appropriés à la variété des cas, notamment celui de ce livre incluant de nombreuses citations en grec et hébreu. Ici le logiciel a reconnu ÏTO dans les lettres hébraïques correspondant au verbe transcrit par ailleurs anah.
Curiosité, ce livre de 1852 est dû à un certain George Bush, mais je suis surtout effaré de sa provenance. L'exemplaire scanné le 17 février 06 vient de
University of Michigan Library
Ann Arbor, MI 48109 United States
Ito anah vient donc de Ann Arbor, l'exemple que j'avais choisi pour "valider" le lien aune-Ana, en ignorant alors ce développement ébouriffant.
Sainte Chronicité, tu es bien Santa Ana!
Google livre assez peu de Sainte-Chronicité (26 résultats effectifs le 6/3), j'ai retenu ce résultat parce que Sainte-Anne y est directement associée:
en voilà encore une belle de sainte-chronicité !
aujourd'hui c'est jour de fête pour Elle & Lui :26 juillet, Sainte-Anne & Saint-Joachim…
Je voulais encore mentionner ce que signifie pour moi le "Roi des aulnes", m'évoquant un autre de mes auteurs favoris, Frederic Dannay, plus connu sous le pseudo Ellery Queen. Selon ses propres dires, le prénom Ellery a été choisi d'après un ami de sa jeunesse, décédé. Il ignorait alors la signification de ce prénom, en rapport avec l'aulne. Puis lui et son cousin ont cherché un nom qui sonnerait bien avec Ellery, et se sont arrêtés à Queen.
Le 24 février dernier, j'ai regardé avec attention un épisode de Barnaby intitulé La course au trésor, qui est aussi le titre d'une nouvelle d'Ellery Queen, parce qu'il y apparaissait un personnage nommé Hilary King, ce qui est encore le pseudo que prend le personnage Ellery Queen dans un roman d'Ellery Queen, The Devil to pay. Malgré ces prémices, Ste Chronicité n'était guère au rendez-vous ce soir-là.
Et un petit développement matheux:
Le n° 408 de La Recherche fait écho dans ses actualités à une nouvelle démonstration d'une splendide formule concernant le nombre π, page 29:
1/12+1/22+1/32+... = π2/6
Autrement dit la somme des inverses de carrés des nombres entiers, de 1 à l'infini, est égale au sixième du carré de π. Le n° 352 mentionnait l'approximation π/6 = 0,5236, la démonstration utilise un triangle d'aire π2/6, le problème Leroy des aulnes concerne les entiers et un triangle d'aire approximative 11,43 (dans le désordre les 4 premiers chiffres de π, 3,141...) Il y a tant d'échos que je me suis demandé s'il y avait moyen de modifier la formule ci-dessus, et effectivement, en divisant les deux membres de l'équation par π:
1/π.12+1/π.22+1/π.32+... = π/6 (= environ 0,5236)
Le premier membre correspond à la somme des inverses des aires de tous les cercles de rayon entier (ou de diamètre pair), le second correspond au volume d'une sphère de diamètre 1. J'ignore ce qu'un vrai matheux en penserait, pour ma part je visualise mieux le vertige de cette formule ainsi.
L'inverse des cercles infinis est fini comme une orange (Santa Ana fait partie du comté d'Orange, en Californie)

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