mercredi 5 mars 2008

Ana chronique

En 1998 est paru Le Domaine d'Ana, roman où Jean Lahougue calquait l'intrigue du Voyage au centre la terre de Jules Verne pour proposer un voyage au centre du langage, au sens "littéral" puisque le roman propose des lectures de multiples messages cachés dans les "centres", centres du livre, du chapitre, du paragraphe, de la phrase, du mot... et des illustrations réalisées par Lahougue lui-même. La seule liste des 38 contraintes que s'est imposées l'auteur provoque le vertige: quel fou a pu se lancer dans une telle entreprise? (un travail de 10 ans, mais pas à plein temps) Comment un livre aussi compliqué pourrait-il être lisible?

Pourtant le livre se lit agréablement, malgré (ou grâce à) un style quelque peu... anachronique, et il n'est pas nécessaire de se lancer dans une vaste entreprise de décryptage pour suivre le fil d'une amusante aventure.
Enfin l'aspect dingue de l'entreprise n'est pas à négliger, et j'y ai trouvé une nouvelle confirmation de la conjecture Blogruz: les créations dingues sont beaucoup plus dingues que ne l'imaginaient leurs créateurs. J'explore toutes les bizarreries repérées dans le Domaine sur cette page, ce qui est parfois complexe, aussi ai-je décidé de ne présenter ici que ce qui est lié au choix du prénom Ana par Lahougue.

En bref, Lahougue a remplacé les explorateurs de Verne, le professeur Lidenbrock et son neveu Axel, par le lexicologue Noé Brideuil et son aide et neveu Alex, frère de la jeune épouse et nièce Ana de Noé. Le frère de Noé, l'informaticien Théo, était aussi amoureux d'Ana, et le dépit l'a poussé à une monstrueuse vengeance, piéger le lexicologue dans un univers virtuel, le domaine d'Ana créé d'après les mots mêmes du récit du narrateur, Alex...
Lors du travail préparatoire à l'écriture du roman, Lahougue songeait à appeler son personnage féminin Anna, encore pour une raison "centrale": les aventuriers sont piégés au coeur des mots, or A débute l'alphabet et N est son centre (avec M ne permettant pas de forger un prénom usuel), aussi ce prénom palindrome porte-t-il en lui-même la notion d'enfermement comme celle de libération, puisque c'est en reprenant le récit à rebours que les héros échapperont du piège.
Lahougue en était donc à ce stade "Anna" du roman lorsqu'une étudiante espagnole prit contact avec lui: elle préparait une thèse sur son oeuvre et se nommait Ana Roman! Cette forme en 3 lettres lui parut bientôt éminemment préférable, notamment à cause du préfixe ana-(en arrière, à l'inverse de) et du suffixe -ana, lequel a donné naissance au substantif "ana", recueil de bons mots, ainsi Ana était l'épouse idéale du lexicologue attelé à un Dictionnaire pragmatique de la langue française.

Le choix du nom Ana est donc lié à une coïncidence qui a émerveillé Lahougue ("On finirait par croire en Dieu.", écrit-il), et ce mécréant (j'en suis un autre) a dû avoir fort à faire pour résister aux bizarreries qui vont suivre, dues à un "glanage" très peu systématique au coeur du "langage", si bien que de plus belles coïncidences sont-elles probablement encore à découvrir.

1- Ana est un nom de la déesse-mère des Gaulois, ce qui en soi est déjà intrigant puisque ana signifie "mère" en turc, mais offre encore un écho avec le Domaine d'Ana dont l'échappatoire réside dans le mystère de la féminité, lequel apparaît au centre de l'illustration centrale (cliquer pour agrandir), et est repris en anamorphose dans toutes les autres illustrations.
En celte, ana signifiait "marais", or Alex décrit le Domaine d'Ana comme "un arpent de caillasse, et de tristes marigots", s'ouvrant sur une "chaussée qui coupait au milieu des marais."
Du blog Le Vilain Petit Canard où j'ai appris les éléments ci-dessus, je cite intégralement ceci:

Le domaine d'Ana, c'est l'eau, celle trouble des marais. Les marais sont le lieu où la terre et l'eau sont intimement liées, c'est aussi le point de passage entre le monde visible et le monde invisible.

L'entrée du domaine d'Ana de Lahougue est précisément le point de passage entre le monde réel et un monde virtuel. Par ailleurs je découvre dans ma Toponymie celtique (JM Plonéis) qu'il y aurait une relation entre le celtique ancien *wag-na, "marais", d'une racine indo-européenne *wag, et le latin vagina, "gaine", à l'origine de "vagin". Ces rapprochements s'étendent au toponyme Jouanne/Jona, et un autre personnage important de Lahougue est le chien Jonas.

2- Ma région du Verdon a connu quelques bouleversements, un mythomane nommé Weysen y ayant reconnu le centre commun de tous les mystères planétaires. Le plus effarant est qu'il a été pris au sérieux, trompant son monde pendant plus de 30 ans en promettant des pourcentages sur les trésors qu'il allait découvrir... L'affaire s'acheva en 1994 après un scandale, alors qu'il dirigeait un programme de fouilles destiné à ouvrir l'accès au monde souterrain recelant tous ces trésors, en un lieu qui selon les documents cryptés en sa possession se nommait le Clos Ana !
La coïncidence avec le roman de Lahougue ne s'arrête pas au nom Ana de ce seuil vers un monde chimérique, car Weysen a recours également à l'image du sexe féminin pour l'évoquer, et son "Clos Ana" se situe entre les villages Le Bourguet et Jabron; le domaine d'Ana virtuel permet d'accéder aux doubles virtuels des villes où habitent les frères Brideuil, Bourgon et Hermet (réels toponymes de la région de Lahougue). Plus de détails ici.

3- Un ouvrage récent sur cette affaire du Verdon donne une explication plausible de l'origine du nom Ana, laquelle ne rend pas compte des autres collisions entre les mondes de Weysen et de Lahougue, et révéle en fait une nouvelle coïncidence renversante.
Le premier épigone du Voyage au centre de la terre, publié en 1864, a probablement été La Race à venir, de Edward Bulwer-Lytton (The Coming Race, 1870). Son héros y découvre un accès aux mondes souterrains, habités par une race plus évoluée que les hommes, et qui se nomme les Ana ! Je rappelle que le roman de Lahougue parodie explicitement le Voyage de Verne, dont cette première imitation aurait pu s'appeler Le Domaine des Ana.

4- Ces curiosités concernaient jusqu'ici des faits antérieurs à la publication du Domaine d'Ana (octobre 98), et il faut s'en remettre à Lahougue pour les accepter comme des hasards. Le cas qui vient n'a nul besoin de corroboration puisqu'il concerne un téléfilm diffusé pour la première fois en septembre 99, dont au moins le script devait être antérieur à la publication du Domaine d'Ana.
Dans cette nouvelle adaptation du roman de Verne, les héros Otto Lidenbrock et Axel sont devenus le professeur Theodore Lytton, parfois appelé Theo, et Jonas. Je rappelle que Lahougue a introduit le personnage de Théo, frère du professeur, Ana sa femme, et un troisième comparse d'importance puisqu'il guidera les explorateurs perdus vers la "fente salvatrice", le chien Jonas, remplaçant le guide Hans du roman de Verne. Ainsi les prénoms des deux principaux personnages du téléfilm sont-ils identiques à ceux de deux des trois personnages annexes imaginés par Lahougue, et leur nom Lytton renvoie probablement à dessein (sinon ce serait encore plus étonnant) à Bulwer-Lytton aussi nommé lord Lytton, le père des Ana, l'autre personnage de Lahougue... Ce téléfilm introduit des péripéties "lyttoniennes", confrontant les héros aux habitants du monde souterrain, et comme le héros de Lytton Jonas y tombe amoureux d'une cavernicole, Ralna.

5- En 2003 est paru Dreamericana, roman de SF dû à Fabrice Colin, lequel m’a certifié n’avoir jamais entendu parler de Lahougue, et a fortiori du Domaine d’Ana.
Or il y a une Ana dans son livre, et un Domaine, avec un D majuscule, nom d’un lieu plus ou moins virtuel où les dimensions d’espace et de temps sont inversées, où l’on accède en composant mentalement un code binaire de cent chiffres au cours d’un rapport orgasmique… La première personne accédant au Domaine dans le roman est Ana…

6- Je fais partie d'un petit groupe d'étude du code biblique. En juillet 2007, ce groupe fut perturbé par un certain Ross Kelly, auquel avait été révélé une clé permettant de retrouver l'influence divine dans chaque événement, et cette clé était le code ANA, série de 34 lettres réarrangeables à volonté.
Je crus bon d'informer les membres du groupe que je connaissais plusieurs personnes capables d'exprimer n'importe quelle idée, ou son contraire, avec une série de lettres imposée, et ce avec plus de talent que Kelly qui s'autorise quelques accommodements. J'eus la faiblesse de mentionner les Clos et Domaine d'Ana...
Ana eut vent de cette réponse, et entreprit de me convertir en ajoutant quelques nouvelles anagrammes aux milliers déjà données sur le site de Kelly, comme celle-ci:
THIS PERSONAL LINK TO REMI IS CODED BY ANA

Voilà, en attendant d'autres anagogies, analogies ou anamnèses...

On trouve sur GoogleBooks de larges extraits du Domaine d'Ana comme de Ecriverons Et Liserons donnant les clés du Domaine.

Je voulais ne parler que d'Ana, mais la possibilité d'une parenté étymologique entre Ana et Jona, via le marais *wag-na, me permet de relier ce billet au libellé "colombe": c'est le chien Jonas qui permet à Noé Brideuil de regagner le monde réel, or Lahougue m'a certifié avoir ignoré que Jonas était la forme grecque du nom Iona, "colombe" en hébreu, et c'est une iona qui a indiqué au Noé biblique le chemin de la terre sèche.

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