samedi 16 juin 2007

Claire & Muriel, Pauline & Louisette

Fin mai notre fille nous a prêté un coffret de 12 DVDs distribués par Le Monde, parmi lesquels Le cuirassé Potemkine qui a fait l'objet du dernier billet.

Le 6 juin nous avons regardé Pauline à la plage, de Rohmer (1983). Malgré les possibilités de nombre d'or dans Ma nuit chez Maud, objet de mon premier billet, je n'étais pas pressé d'explorer la filmographie de Rohmer, avec qui je ne me sens guère d'affinités. Les échanges divers ayant suivi ce billet m'ont appris que Rohmer était proche de Jean Parvulesco, ésotériste chrétien très à droite...
Le nombre d'or est volontiers prisé dans ce milieu, mais après tout, le communiste pur jus Eisenstein en était aussi un fervent adorateur.

Donc nous regardons Pauline à la plage, et dès les premières images je suis frappé par leur format inhabituel, je prends un mètre et mesure: 335 mm par 207, soit un rectangle d'or aussi idéal que possible (335/207 = 1.618...)

Je livre aussitôt le résultat de mon enquête ultérieure. Il ne s'agirait pas, selon divers forums de vidéophiles, du format original, en 4/3 (ou 1.33), mais d'un reformatage pour l'édition en DVD, et ce serait le seul film de Rohmer ayant subi cette opération parmi tous ceux parus en DVD.
La plus importante base de données sur le cinéma, IMDb, livre d'étonnantes précisions sur le format du film:
Aspect ratio
1.37 : 1 (director specified)
1.66 : 1 (cinematographer specified)
S'il faut l'en croire, 1.37 (ou 1.375 format standard assimilé au 4/3 TV) serait le format spécifié par le réalisateur, Rohmer, tandis que celui spécifié par le directeur de la photographie (Nestor Almendros en l'occurrence) serait 1.66, un format effectivement existant, correspondant à 5/3, proche du rectangle d'or. "cinematographer specified" n'apparaît que pour ce film parmi les centaines de milliers recensés par IMDb, mieux, cette fiche IMDb est selon Google la seule page où apparaît cette expression, parmi des milliards (en attendant que ce billet soit pris en compte), ainsi Pauline à la plage a bien une particularité unique.
Ce qui est certain, c'est que la pellicule utilisée pour le tournage était bien du 1.37, on en voit des images sur une annexe du DVD où Rohmer commente son film. J'ignore s'il y en a eu une exploitation cinéma en 1.66, mais ce format n'était pas inconnu de Rohmer. Il l'a utilisé pour son premier film, Le signe du lion (1959), puis y a eu préférentiellement recours à partir de L'ami de mon amie (1987).
J'ai un autre DVD au format 1.66, le Cyrano de Rappeneau, et mon ordi l'affiche au même format 1.62 que Pauline, qui n'est donc pas absolument exceptionnel sur ce point. Ce ne semble pas être le fait d'un défaut de rapport d'affichage car le logiciel DVD ouvre une fenêtre d'affichage selon les films soit en 16/9, soit en 4/3, et j'ai vérifié la grande exactitude de ces rapports. En 4/3 je me suis aperçu que l'occupation de la fenêtre variait sensiblement selon les films.
Le format 1.62 ne semble pas être une fantaisie de mon ordi, car le site DvdToile donne quelques images extraites du DVD, comme celle-ci:

Une petite coïncidence fait que, selon le format moyen d'image de Blogger avec lequel je compose ce billet, cette image ait assez exactement pour dimensions 81 mm par 50, ce qui permet sans grand effort de calculer le rapport, 1.62.

On ne peut évidemment passer d'un format 1.33 à 1.62 sans perdre une part de l'image. Si la largeur est conservée, ceci implique la suppression de plus de 1/6e de la hauteur, et explique pourquoi la tête et les pieds du petit ami de Pauline sont coupés ci-dessus.

Voici où j'en suis. Le format de Pauline ne semble donc pas exceptionnel, mais c'est réellement curieux, à mon niveau, que le boîtier du DVD annonce à tort 4/3, et que ce film soit livré dans le même coffret que Le cuirassé Potemkine, le seul film à ma connaissance dont le réalisateur ait revendiqué un montage selon le nombre d'or (et je suspecte dans mon billet précédent que ce montage ait dépassé les intentions d'Eisenstein). Potemkine et Pauline! Potine et Paulemkine! Avec Féod'or Atkine!

Je n'avais pas fait ces recherches lorsque j'ai regardé Pauline le 6/6, avec une certaine exaltation devant son format d'or effectif sur mon ordi. J'y ai été attentif au déroulement temporel, ce qui m'a amené à une possibilité de découpage selon les deux sections d'or, correspondant aux amours de l'héroïne éponyme (ou épaulyme), dans un étroit parallélisme avec ce que j'avais vu dans Ma nuit chez Maud. Cependant maintenant que je connais les libertés qu'Eisenstein s'est accordées dans son montage, je ne vais compter qu'en minutes.
Les 91' du film se découperaient en 35-21-35, et les 21' centrales correspondent tout à fait à l'amourette que vit Pauline, en laissant de côté les autres personnages.
C'est au début de la 35e minute que Pauline et Sylvain échangent leurs prénoms, cette minute n'est pas encore finie qu'elle lui laisse toucher son genou, "pôle magnétique du désir" selon Rohmer (l'image ci-dessus est à 34' 50" mais il est difficile d'apprécier le moment psychologique exact où Pauline accepte les avances de Sylvain).
A l'exact milieu du film, Henry couche avec Louisette lorsque Sylvain vient l'avertir du retour inopiné de Marion. Pour sauver sa liaison avec Marion, Henry lui fait croire que c'était Sylvain qui couchait avec Louisette. Marion en parle à Pierre, et Pierre outré dévoile ce qu'il croit être la vérité à Pauline pile à la section d'or exacte du film (soit à 56' 03", mais j'ai dit que je laissais tomber les secondes). Pleurs... Plus tard Pauline saura la vérité, mais ne pardonnera pas à Sylvain d'être rentré dans les combines minables des adultes.

Ainsi les amours de Pauline et Sylvain s'inscrivent entre les deux sections d'or de la durée du film, tout comme la "nuit" que Jean-Louis a passée avec Maud. De plus la scène où Pauline et Sylvain se rapprochent et celle où Pierre le dénonce à Pauline sont les deux dernières des quatre scènes qui se passent effectivement "à la plage", inscrivant donc comme dans Maud une relation entre le titre du film et son éventuel secret de fabrication.
Note ultérieure: Sylvain habite Granville, et j'ai appris en m'intéressant aux peintres ayant prôné la section d'or que c'est la ville natale de Maurice Denis, ce que ne pouvait ignorer Rohmer.

L'image où Pierre parle à Pauline n'est guère significative sans le son, alors je livre cette autre image, où Henry s'intéresse lui aussi au genou de Pauline endormie... Il s'agit d'une copie d'écran de la zone utilisée par mon logiciel de lecture, lequel indique un rapport d'affichage 16/9, ce qui correspond parfaitement à la fenêtre d'affichage du logiciel, avec les bandes noires qui rétrécissent le format effectif à 1.62. Par un hasard que je n'ai encore pas calculé, il se trouve que cette fenêtre mesure ici 80 mm par 45, permettant encore un calcul immédiat (80/45 = 16/9; l'image a 81 mm de largeur comme la précédente, mais deux petites bandes bleu clair rétrécissent la fenêtre d'affichage à environ 80 mm).

Mes investigations m'ont amené à une autre curiosité concernant la version originale de ce DVD. Il y est dit que Pauline à la plage a obtenu à Berlin l'Ours d'or du meilleur réalisateur, or c'est faux, il n'a eu que l'Ours d'argent (l'erreur n'a pas été reprise dans l'édition du Monde).

Les deux éditions en revanche signalent un format 4/3, alors que c'est bien un format d'or qui est proposé aux DVDphiles.

Le 7/6, en hommage à Brialy, Arte diffusait Le genou de Claire (1970), ce qui m'avait en partie motivé pour regarder Pauline la veille.
Il y a encore de belles possibilités, que je résume brièvement.
Jérôme va se marier, sa vieille amie Aurora (!) lui conseille une dernière aventure, avec la jeune Laura (!) qui aurait un faible pour lui. C'est pile vers la petite section d'or du film, générique de début omis, que Jérôme embrasse Laura, qui se dérobe presque aussitôt à son étreinte.
Ils se fréquentent ensuite gentiment, jusqu'à la grande section d'or du film, où dans une longue scène Jérôme confie à Aurora que finalement Laura ne l'intéresse pas, et qu'il ne songe plus qu'à sa demi-soeur Claire, mais uniquement à son genou.
Dans cette longue scène la section d'or exacte du film tombe sur une confidence d'Aurora, qui s'est donnée l'année précédente le défi de séduire 5 jeunes gars dans la même semaine, et est parvenue à ses fins avec 3 d'entre eux. 3 sur 5! Précisément le rapport sur lequel Eisenstein a fondé sa construction du Potemkine!
Et c'est vers la section d'or de la dernière partie, une double section d'or en quelque sorte, que Jérôme parvient à ses fins, de manière abjecte. Il raconte à Laura qu'il a vu Gilles, son petit ami, avec une autre fille, Muriel, et il profite de sa crise de larmes pour s'emparer du genou convoité. La scène est encore fort longue, et la section d'or idéale tombe au moment où Jérôme assure avoir vu Gilles embrasser Muriel.

Il y a donc une nette similitude avec Pauline, mais les ressemblances me semblent aller plus loin. Si le dépit amoureux n'est pas un sujet excessivement original, il est moins courant que le nom de la femme délaissée soit présent dans le titre de l'oeuvre. J'avais été frappé par les croisements entre les noms des personnages et ceux des acteurs qui les incarnaient dans Ma nuit chez Maud: Jean-Louis quitte Maud (Françoise Fabian) pour Françoise (Marie-Christine Barrault, dont j'ai remarqué le "nom doré").

Dans Claire comme dans Pauline nous ne connaissons que les prénoms des délaissées et de leurs rivales, et les valeurs numériques de ces prénoms forment un prodigieux équilibre:

Gilles (64) aurait trahi Claire (48) avec Muriel (78): 78/48 = 13/8, rapport de deux nombres de Fibonacci consécutifs donnant une bonne approximation du nombre d'or;

Sylvain (102) aurait trahi Pauline (78) avec Louisette (126): 126/78 = 21/13, le rapport suivant, celui-là même qui apparaît dans L'escalier d'Odessa (Le Potemkine, que Pauline t'aime !)

La valeur 102 de Sylvain est à exact mi-chemin entre celles de Pauline et Louisette, ce qui peut encore constituer une relation d'or, mais passons. Le nombre équivalent entre Claire et Muriel serait 63, et Gilles (64) l'excède d'une unité. Je ne fais aucune supposition sur l'intentionnalité de ces relations, et je termine par ce qui ne peut être qu'une coïncidence, rendant pourtant joliment compte de cet excès.

Le hasard a donc voulu que je regarde Claire, au format 4/3, le lendemain de Pauline, au format original 4/3 également, mais reformaté au format d'or, intentionnellement ou non. Dans Claire, Jérôme joue l'électron libre entre les deux demi-soeurs qui ont chacune un petit ami:

Claire (48) et Gilles (64): 64/48 = 4/3 !

Laura (53) et Vincent (87): 87/53 = 1.64... ; ce n'est pas une bonne relation d'or, mais le meilleur partage doré entier de la somme 87+53 est bien 87 et 53 !

Etonnant, non ?

Note du 30 juin: J'ai donné dans mon billet précédent une citation du jeune Rohmer qui écrivait en 1948 "chaque plan d'Eisenstein respecte, au millimètre, les lois du nombre d'or". J'y expliquais mes doutes sur cette assertion, laquelle témoigne du moins un intérêt certain de Rohmer pour la question.

jeudi 14 juin 2007

ce soir j'aime la marine

J'ai avancé un peu péremptoirement dans mon premier billet que, bien que Eisenstein ait affirmé avoir monté son Cuirassé Potemkine selon le nombre d'or, ce n'était guère évident pour le spectateur.
Je me basais alors sur le fait que cette allégation est extrêmement peu citée, encore moins commentée, malgré l'abondance des publications favorables au nombre d'or: pourquoi omettait-on cette référence au film souvent classé comme le meilleur dans l'histoire du cinéma?

Bref on m'a prêté le DVD du Potemkine, et j'ai pu me livrer à quelques travaux pratiques, en toute objectivité car je n'ai pas lu ce que dit Eisenstein de son montage dans Le film, la forme, son sens. J'avais quelques informations divergentes sur la question: d'une part ce serait la durée du film entier qui serait concernée, avec anticlimax et climax aux deux sections d'or, d'autre part ce serait chaque séquence, avec pareillement anticlimax et climax.
Les facilités de lecture du DVD m'ont permis de vérifier rapidement les points essentiels.

- Rien d'évident en ce qui concerne la durée totale du film, 71' 01" au compteur du logiciel, dont la grande section d'or tomberait vers 43' 53". Ce n'est pas loin du début de la 4e partie, à 43' 29", mais on attendrait plus de précision d'un montage délibérément doré.

- J'ai ensuite étudié ce qui se passait aux sections d'or de chacune des 5 parties, soit 10 points en tout: un seul a retenu mon attention, et il s'agit d'un équilibre parfait, à la seconde près, dans la 4e partie, la plus connue, L'escalier d'Odessa.
L'écran d'intertitre annonçant cette 4e partie apparaît pendant 3 secondes, elle commence réellement à 43' 32", par des plans souvent longs, montrant la solidarité de la population d'Odessa avec les insurgés du Potemkine.
Tout baigne jusqu'à 47' 52" où un écran annonce "Et soudainement...", panique dans l'escalier, les soldats descendent en tirant dans la foule, les cosaques sabrent les fuyards au bas des marches... Ces atrocités s'étendent sur 6 minutes et demie, puis les canons du Potemkine ripostent en détruisant le quartier général de l'armée tsariste.
L'écran d'intertitre annonçant la 5e partie débute à 54' 51", c'est-à-dire qu'à une seconde près, on a
- 4' 20" ou 260" ou 13x20 de calme et de liesse;
- 7' ou 420" ou 21x20 de bruit et de fureur.
Cette subdivision évidente est d'ailleurs identique à celle du DVD qui a partagé la 4e partie en deux "chapitres".

13 et 21 sont des nombres consécutifs de la suite de Fibonacci, incontournable quand il est question du nombre d'or, donnant ses meilleures approximations fractionnaires. Ainsi 21/13 est une si bonne approximation que la section d'or entière de 420 est 260.

La précision de cette harmonie serait sans équivoque si on la retrouvait pour d'autres parties du film, ce qui ne me semble pas être le cas, mais d'une part il faudrait connaître les intentions exactes du réalisateur, d'autre part il se peut que le film dans son état actuel soit différent de ce qu'il avait conçu.

Ce qui est fort curieux, c'est que les nombres mêmes de cette harmonie, 13 x 20 et 21 x 20, soient on ne peut plus évocateurs pour qui connaît la structure de l'escalier d'Odessa, qui comptait 200 marches réparties en 10 volées de 20 marches chacune (on peut les compter sur la seconde volée de l'image ci-dessus, en cliquant pour l'agrandir).

L'escalier mesure 13 m de large à son sommet, et 21 à sa base, trompant ainsi la perspective décroissante du haut vers le bas, augmentant en revanche considérablement l'effet d'éloignement du bas vers le haut (on pourra le vérifier ici où figure également une vue de l'escalier aujourd'hui). Ce sont ces particularités exceptionnelles qui ont amené Eisenstein à imaginer cette scène qui n'a rien d'historique (il y a bien eu une répression, mais dans le centre ville).
Est-il possible que ce soit un hasard? Si ce n'en est pas un, comment se fait-il que cette superbe correspondance ne soit pas célèbre? Une séquence de 20x13 secondes qui s'achève sur les 20 premières marches de 13 mètres de large! La suite en 20x21 secondes qui décrit la terrible descente jusqu'aux 20 dernières marches de 21 mètres de large!
Une autre possibilité de signification du nombre 20 est que le film a été réalisé pour commémorer le 20e anniversaire de la mutinerie du Potemkine en 1905.
Je me dois d'ajouter que ma première mention publiée des allégations dorées d'Eisenstein a donné également lieu à une formidable coïncidence sur les nombres 13-21, voir ici.


Je n'étais pas au bout de mes surprises avec cet escalier. Explorant la toile, j'ai découvert cette page qui donne de précieux détails sur la structure du film, probablement glanés dans le n° 11 de L'Avant Scène Cinéma, que je n'ai pu consulter. J'y apprends que les 5 parties sont réparties en 7-5-3-6-4 séquences, soient 25 séquences réparties en 3-4-5-6-7, dans un désordre qui semble calculé.
Il n'est pas exclu que ces 5 parties et 25 séquences aient été des allusions à la mutinerie du Potemkine en (19)05 et à la réalisation du film en 25.
En tout cas l'un des effets de cette répartition est que les 3e et 4e parties, les seules où l'escalier apparaît, correspondent aux séquences 13 à 21.
Les nombres de plans sont également donnés, soit 248-390-158-233-317 pour les 5 parties. C'est encore la 4e partie, L'escalier d'Odessa, qui me fait réagir, car 233 est un nombre de la suite de Fibonacci (soit ...13-21-34-55-89-144-233...) Je m'interroge aussitôt sur ce qui pourrait se passer vers les plans 89 et 144, petite et grande sections d'or de 233, or le commentateur a choisi de détailler la scène la plus pathétique du film, celle de la mère à l'enfant blessé qui remonte l'escalier avec le corps de son fils dans les bras pour haranguer les soldats: la mère apparaîtrait au plan 86 de la 4e partie, et mourrait au plan 146, ce qui est fort proche des 89 et 144 idéaux.

De fait, le plan exprimant le mieux l'iniquité de la répression est celui où les soldats tirent sur la mère les implorant, et sur son fils peut-être déjà mort, or, si ce qui précède est exact, ce plan est bel et bien le 144e. En voici une image avec les smoking guns.
Par ailleurs c'est au plan 87 qu'est tirée la salve dont une balle frappe l'enfant au plan 88, ce qui rapproche encore ce premier volet du drame de l'autre section d'or.
Selon les plans du moins, puisque selon le temps linéaire la petite section d'or tombe exactement à la fin de la première séquence, avant le début de la répression. Cette première séquence comporte 57 plans, dont les derniers introduisent quelques-unes des futures victimes des soldats, acclamant le Potemkine du haut de l'escalier. Le plan montrant la mère et l'enfant saluant les révoltés est précisément le plan 55, encore un nombre de Fibonacci...

Je n'ai pas envie de m'épuiser plus longtemps à compter les plans ou secondes, ce qui serait tellement plus facile avec une documentation appropriée. Ces dernières investigations ont cependant suffisamment excité ma curiosité pour m'amener à découvrir cette page de Pascal Rousse où il est un peu question des idées d'Eisenstein sur le nombre d'or.

En ce qui concerne Potemkine, il ne semble être question que des 5 parties du film, et de leur répartition 2-3 et 3-2. Au début de la 3e partie la veillée dans le brouillard du corps du chef des mutins constitue l'anticlimax, tandis que le climax, à la fin de cette même 3e partie, est le hissage du drapeau rouge, alors coloré à la main sur les pellicules...

Cette page concerne surtout le rendu du cri par l'image, et cite longuement l'analyse par Eisenstein lui-même d'un tableau de Sourikov, Boyarina Morozova (1887), qu'on peut voir ici. Eisenstein y considère comme une évidence que le regard du spectateur se porte infailliblement aux sections d'or du tableau, et voit comme éminemment significatif que la section d'or gauche du tableau ne croise aucun élément pictural décisif, mais passe non loin de la bouche ouverte de la boyarina... Suivent des vues très intellectuelles sur l'art consistant à s'écarter sensiblement de la froide géométrie...
Je serais pour ma part étonné que le nombre d'or ait quelque chose à voir avec le tableau de Sourikov, mais là n'est pas la question. L'approche décalée d'Eisenstein rend parfaitement compte de ma difficulté à déceler les césures d'or dans son film, car j'attendais un minimum de précision de quelqu'un ayant affiché clairement ses intentions. Le découpage que j'ai envisagé dans Ma nuit chez Maud me semble autrement convaincant...
En revanche le découpage idéal de L'escalier d'Odessa ne s'accorde pas avec ces écarts préconisés. Serait-ce une revanche du nombre jaune fâché d'être traité avec tant de désinvolture?

Pascal Rousse étudie les points communs entre Eisenstein et le tableau de Munch, Le Cri (1893), d'ailleurs évoqué par Eisenstein comme précurseur; c'est la seule illustration de sa page.
C'est encore une curiosité car il est bien plus facile d'imaginer une construction d'or à ce tableau qu'à celui de Sourikov ou qu'au film d'Eisenstein. Le personnage s'y inscrit assez exactement entre les deux sections d'or latérales, et sa bouche, sans conteste le point clé de la composition, s'ouvre pile à la section d'or verticale, sectio oris ? (gag latin). L'autre section d'or verticale tombe sur l'échancrure de la rive, qui peut évoquer une bouche ouverte de profil...
C'est peut-être encore une coïncidence, puisque Munch a peint d'autres versions de ce tableau, avec des compositions différentes... Laquelle est "dernier cri"?

Note du 27/6: j'ai consulté hier l'étude critique Le cuirassé Potemkine de Barthélémy Amengual (1992), qui confirme en tous points ce que j'ai supposé plus haut, d'après les pages disponibles en ligne. En fait l'analyse filmique citée semble directement inspirée par ce livre, j'y ai retrouvé les mêmes mots et les mêmes images, notamment une image du plan 144 parmi les 233 de la 4e partie, l'instant "le plus pathétique" du film.

C'est page 37 de ce livre qu'il est question de la section d'or, dont Amengual ne semble pas un spécialiste. Néanmoins les citations d'Eisenstein lui-même montrent que c'est plutôt après coup qu'il a voulu rationaliser la structure de son film: "Rien n'a été prémédité, calculé, mesuré dans le détail lors du tournage et du montage du Potemkine." "Je ne monte pas le mètre à la main, mais au jugé." "Jamais je ne vérifie rien avec des chiffres."

Ceci contredit évidemment ce que j'énonçais au départ, le montage d'or délibéré du Potemkine, mais les contradictions viennent apparemment d'Eisenstein dont la position semble avoir considérablement varié selon ses écrits. Quoi qu'il en soit, la section d'or qu'il envisage n'a rien à voir avec la rigueur absolue de ce qui se passe effectivement dans L'escalier d'Odessa.

Note du 27/6: J'ai emprunté hier à la médiathèque de Digne le seul livre d'Eric Rohmer en rayon, Le goût de la beauté (1984), recueil d'articles parus dans Les Cahiers du cinéma. Il y est question d'Eisenstein dans un article de 1948 où le jeune Rohmer qui n'était encore que Maurice Scherer émet cette surprenante assertion: "Eisenstein est certainement, de tous les réalisateurs, celui qui possède le plus intensément le sens des proportions, au point que chacun de ses plans respecte, au millimètre, les lois du nombre d'or." Voici qui serait radicalement opposé aux propos d'Eisenstein s'opposant à la "froide géométrie"... De plus il n'est plus question de la totalité du Potemkine ou de ses séquences, mais de chaque plan de chaque film, pourquoi pas chaque image?

Je ne sais à partir de quoi Rohmer s'est basé, il me semble que cette assertion nous en apprend plus sur lui que sur Eisenstein, et que cette fascination pour une architecture parfaite peut rendre compte des équilibres que j'ai perçus chez lui, notamment dans Ma nuit chez Maud réalisé 20 ans plus tard.

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L'article de Wikipédia sur le nombre d'or est excellent, réfutant les prétendues expériences ayant jadis "prouvé" son harmonie privilégiée, lesquelles ont pu tromper les Eisenstein et autres.

On aura deviné que j'ai des idées quelque peu farfelues sur la question, elles sont la conséquence d'expériences personnelles dont on trouvera notamment quelques échos ici.