vendredi 11 juillet 2008

l'Adversaire dans la Vie mode d'emploi

Mes deux derniers billets ayant évoqué des coïncidences entre des romans d'Ellery Queen et d'autres oeuvres, j'ai envie de faire le point sur une curiosité souvent mentionnée dans mes pages, les prodigieux échos entre l'oeuvre phare de Perec et L'adversaire, polar d'Ellery Queen traduit en français en mars 78, alors que La vie mode d'emploi, publié en septembre 78, en était au stade final des corrections.
Ces échos sont magnifiés par le titre du chapitre 10 d'un livre récent sur Perec, The Games of Fiction de David Gascoigne (2006),
Reading the adversary in La Vie mode d'emploi
qui est un hasard puisque le titre original de L'adversaire est The Player on the Other Side, originellement publié en 1963, et que Perec aurait donc pu lire en VO, ce dont je n'ai trouvé aucun indice.

L'histoire centrale de VME (Vie Mode d'Emploi) est celle du millionnaire Percival Bartlebooth, qui a réuni dans son immeuble du 11 rue Simon-Crubellier quelques personnes associées à son entreprise excentrique:
- le peintre Valène qui lui enseigne l'aquarelle pendant 10 ans;
- l'ébéniste Winckler qui transforme en puzzles les 500 marines peintes par Percival pendant un périple de 20 ans autour du monde;
- le chimiste Morellet qui a développé un procédé pour reconstituer et effacer les aquarelles originales à partir des puzzles résolus pendant les 20 années suivantes, si bien qu'il ne restera aucune trace d'une entreprise qui aura occupé Percival pendant 50 ans.
Le premier chapitre s'achève en mentionnant la vengeance patiemment et minutieusement ourdie par Winckler, qui n'a pas encore fini de s'assouvir. Le dernier chapitre s'achève sur la mort de Bartlebooth, le 23 juin 1975, qui n'a pu mener son entreprise à bien, et qui ne peut placer la dernière pièce qu'il a en main, en forme de W, initiale de Winckler, à l'emplacement libre en forme de X de son 439e puzzle.
L'épilogue s'achève sur la mort de Valène, que le chapitre central avait présenté en train de peindre une oeuvre monumentale, une vue en coupe de l'immeuble montrant tout ce qui s'y passe dans chaque pièce, y compris lui-même :
Il serait debout à côté de son tableau, et il serait précisément en train de se peindre lui-même, esquissant du bout de son pinceau la silhouette minuscule d'un peintre en train de se peindre...
Mais lors de cet épilogue nous apprenons que cette toile fabuleuse est en fait presque vierge, Valène s'étant limité à tracer
quelques traits au fusain, la divisant en carrés réguliers, esquisse d'un plan en coupe d'un immeuble qu'aucune figure, désormais, ne viendrait habiter.
Ce sont les derniers mots du roman, signifiant un autre échec, mais ils peuvent orienter le lecteur vers la découverte de la structure cachée du livre, pourvu qu'il ait l'idée que cette toile corresponde au plan de l'immeuble donné en vis-à-vis, sur lequel (ci-dessus) on peut observer 10 niveaux répartis chacun en 10 rangées, ce qui est beaucoup plus évident sur le plan ci-contre issu du Cahier des charges de Perec.
Ceci amène aisément à homologuer les 100 cases aux 99 chapitres du livre, et éventuellement à comprendre ensuite que la séquence des chapitres correspond au parcours du cavalier dans un damier de 100 cases.

Le lecteur de L'adversaire connaît aussi dès le premier chapitre l'assassin, John Henry Walt, l'homme à tout faire des cousins millionnaires York qui habitent les 4 demeures de York Square, pourvues chacune d'une tour.
Walt tue les 3 premiers cousins York, mais sa vengeance, dont les raisons précises resteront ignorées, ne sera complète qu'après avoir tué le dernier, Percival, volontiers nommé Perce (anagramme de Perec utilisée dans VME). Ainsi l'employé W du millionnaire Percival est engagé dans une obscure vengeance, cette phrase pouvant s'appliquer tout aussi bien à VME, et je suppose que David Gascoigne dans son chapitre sur l'adversaire dans VME y mentionne comme adversaire notable Winckler, qui signe sa vengeance par une pièce de puzzle en forme de W.
Or Walt avertit ses victimes par des cartons de forme curieuse, porteurs chacun d'une lettre énigmatique, jusqu'à ce que les enquêteurs s'aperçoivent que ces lettres JHW correspondent, dans l'ordre, aux initiales de John Henry Walt.
Ce ne sera pas la bonne solution, et le lecteur disposant du plan initial (absent de l'édition française) était à même de découvrir dès le premier carton que sa forme était identique à celle de la propriété de la première victime de York Square, et qu'il en découle logiquement que les quatre cousins sont menacés, pour que les quatre cartons décrivent l'ensemble de York Square, à l'exclusion du carré central de York Park, qui abrite la tombe vide de l'héritier direct, mystérieusement disparu en Amazonie.
Ceci est extrêmement évocateur pour les lecteurs de Perec, dans l'oeuvre duquel est constamment présente la disparition de sa mère déportée à Auschwitz. Ce manque est rapproché par les exégètes de l'oubli volontaire par Perec d'un chapitre de VME, celui correspondant au carré noir sur son plan de l'immeuble.

Puis vient le dernier carton, signifiant une prochaine "opération Percival", selon l'expression des enquêteurs.
Or il y a une "opération Parsifal" dans VME, liée à la mort de Percival Bartlebooth le 23 juin 75 devant son puzzle puisque le responsable de ce plan nazi, le général Pferdleichter, est exécuté par la Résistance le 23 juin 43, alors qu'il est en train de jouer aux échecs.
Il m'a d'abord semblé que c'était une trace manifeste des emprunts de Perec à Queen, mais la consultation des brouillons de Perec montre que ce point au moins est un hasard : une contrainte imposait une allusion à Wagner, d'abord rendue par une "division Parsifal".
Et pourtant il y avait la référence aux échecs, omniprésents dans L'adversaire, où les titres de chapitres font tous référence au jeu d'échecs, où les enquêteurs (les Queen, les "reines") découvrent que York Square flanqué de 4 tours à ses 4 coins ressemble à un échiquier, et que ses occupants correspondent remarquablement au pièces du jeu, avec notamment Percival en chevalier, knight, notre "cavalier" ou "cheval".
Ceci m'a fait comprendre que le choix de ce nom par Perec pour son personnage principal relevait, au moins pour une part, d'intentions similaires : le parcours du cavalier démarre sur le palier de Percival, et se termine dans son bureau, la pièce du fond de son appartement, ce à quoi Perec est parvenu après bien des tâtonnements et pas mal de chance.

Cette convergence est loin d'expliquer tous les points communs entre les deux oeuvres, détaillés sur mes pages, et notamment la présence parmi les contraintes de Perec de citations de Cristal qui songe, de Theodore Sturgeon.
Or L'adversaire marque un tournant dans l'écriture de la série Queen, auparavant écrite par les cousins Dannay et Lee, mais les difficultés entre les deux cousins ont conduit à ce qui semblait un arrêt définitif de la série, Le mot de la fin, en 58, jusqu'à ce que Dannay décide de la reprendre avec L'adversaire, où le rôle de Lee, donner à un synopsis une forme romanesque, a été confié à un autre co-auteur, Sturgeon, mais l'éviction de Lee a été un secret bien gardé jusqu'à la mort de Dannay, en 82.
Je détaille ici l'étrange proximité des citations de Sturgeon dans VME avec des points qui peuvent être associés à L'adversaire.
Dannay, né Daniel Nathan, semble avoir voulu régler des comptes avec son cousin dans cette histoire de cousinicides au nom de l'héritier légitime de York Place, Nathaniel junior, déshérité par Nathaniel senior. Il y a de même un fort arrière-plan familial dans VME, où Perec semble faire allusion via le X du puzzle à son père André. Queen joue à plusieurs reprises dans ses romans avec la croix de saint-André, et il me semble que dans celui-ci le personnage Ann Drew doit être assimilé au mouvement diagonal des fous, via le X de Andrew.
Les jeux de lettres semblent aller bien plus loin, chez Perec comme chez Queen, mais je laisse de côté ces spéculations pour finir sur un point totalement inédit.

VME débute par un préambule, qui est en fait le début du chapitre 44, où Perec expose brillamment l'art du puzzle, jeu interactif entre le faiseur de puzzles et le poseur, la suite du chapitre s'attachant à la relation particulière entre Winckler et Percival.
Les 4 pages du préambule sont identiques, à un mot près, au début du chapitre 44, mais les lecteurs attentifs des premières éditions (Hachette et sa reproduction photographique en poche) se sont aperçus qu'aucun paragraphe n'était composé de façon identique, ce qui donne l'étrange sentiment d'avoir affaire à deux textes différents, si bien que certains de ces lecteurs (j'en ai été) se sont demandés s'il n'y avait pas ici encore une manifestation de l'esprit tortueux de Perec.
Il semble bien qu'il n'en soit rien, et que ces différences soient dues à des compositions par deux protes distincts, VME ayant été composé à l'ancienne, avant l'arrivée des ordinateurs. Les éditions suivantes de VME ne montrent plus de différences dans la composition des deux textes identiques.

Il se trouve que L'adversaire débute par un texte repris au chapitre 23. C'est une lettre adressée à Walt, signée par son mystérieux commanditaire Y (le suspect principal est Percival, héritier des cousins assassinés).
L'édition française PAC de 1978 est si peu soignée que les différences entre les deux textes sont un détail secondaire. Il est plus curieux d'observer des variations dans l'édition Penguin, la seule en ma possession, où la lettre de Y est présentée comme le document original, composé à la machine à écrire, avec un espacement des lettres constant :
La même lettre trouvée par les enquêteurs au chapitre 23 devrait être identique, mais il y a plusieurs différences, au moins 3 indépendantes : deux sauts de lignes différents, et la signature Y décalée :

Le texte de cette lettre est encore repris sur l'illustration de couverture, visiblement copié sur la première version, mais il y a tout de même à nouveau un décalage dans le placement de la signature Y :

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