Dans Le Domaine d’Ana (1998), Jean Lahougue nous invite à
un voyage au centre du texte, calqué sur le Voyage
au centre de la terre de Verne.
Le « Domaine d’Ana » est un piège posthume tendu
par Théo Brideuil à son frère Noé, qui a épousé Ana dont tous deux étaient
épris.
Théo, qui habitait Hermet, avait offert à son neveu Alex,
qui habite Bourgon avec son autre oncle Noé, une machine à écrire Hermès
qui était en fait le terminal d’un ordinateur créant un Bourgon virtuel à
partir des informations livrées par Alex dans son journal. Lorsque Noé et Alex
viennent visiter le « Domaine d’Ana » légué par Théo, ils se
retrouvent piégés dans ce monde virtuel jusqu’à ce qu’ils en découvrent l’issue,
grâce au centre, mot clé de tout le livre, et à la réécriture cryptée de
l’aventure, qui constitue en fait le livre lui-même. Dans un dernier chapitre
issu du décryptage de ce texte, un tunnel part de la tombe de Théo, au centre
du cimetière au centre d’Hermet virtuel, pour aboutir dans le monde réel sous
le socle d’une statue de Vénus au centre du jardin de Noé à Bourgon.
Si les personnages modèles de Verne échappaient au centre de
la terre à la fin du roman, ce chapitre qui permet aux héros de Lahougue de
s’évader du Domaine d’Ana est une réécriture du chapitre central de Voyage
au centre de la terre.
C’est tout ce qu’il y a besoin de savoir du roman (plus ici) pour
comprendre ce qui va suivre.
J’ai découvert par hasard un livre nommé Le Temple du
Secret et L’Apocalypse, d’ailleurs non sans rapport avec Lahougue puisque
c’est en cherchant au rayon Esotérisme de ma Bibliothèque Municipale quelque
chose sur les apparitions mariales que j’ai aperçu ce livre de 1990 d’Alfred
Weysen, récemment acquis vu son air flambant neuf. Or un amusant texte à contrainte de Lahougue concerne une
apparition mariale, L’Oratoire des aveugles.
Weysen avait précédemment donné en 86 L’Ile des Veilleurs,
un livre qui a fait un peu de bruit dans mon coin, près des gorges du Verdon.
Je n’ai pas lu, un copain m’en ayant fait un rapport guère flatteur. En gros
l’auteur a « découvert » un zodiaque inscrit dans les paysages du
Verdon il y a quelque 6000 ans, secret initiatique autour duquel tourne toute
l’histoire mondiale…
Weysen persiste et signe dans ce nouvel opus, où il a cette
fois pu déterminer le centre symbolique de son zodiaque, un lieu d’une
importance difficilement imaginable, et difficilement explicable car je n’ai pu
saisir malgré toute mon attention l’aspect qu’en privilégiait Alfred. C’est là
que les Argonautes ont caché la Toison d’Or, c’est Eleusis, c’est l’Alésia de
Verdongétorix, c’est le vrai tombeau du Christ ou d’autres dieux, la montagne
Qaf du Coran, la cachette du trésor des Templiers… Peut-être tout ça à la fois,
à grand renfort d’étymologies sumériennes, sanskrites, grecques, arabes,
provençales, celtiques…
Je n’aurais pas songé à creuser la chose sans le nom de ce
centre ésotérique du monde, le clos (ou l’enclos) ANA !
Et le clos Ana se situe sur la montagne du Rouissassou,
entre les villages du Bourguet et de Jabron, tandis que le Domaine d’Ana tisse ses virtualités
entre les villes de Bourgon et d’Hermet (mieux, il est une reconstitution de Bourgon
à partir du modèle d’Hermet).
Bizarre…
Chez Weysen, il paraît que le nom Ana vient d’un
tableau-message de 1714, dont il donne la reproduction. Il dissimulerait une
carte de la région du Verdon, et son analyse scientifique aurait révélé une
centaine de noms invisibles au premier abord, dont le nom Ana, mais le lecteur
doit se contenter de cette déclaration et n’a pas accès aux « preuves
scientifiques » que pourraient constituer des agrandissements montrant ces
noms cachés.
Il n’est même pas besoin de se demander si Lahougue aurait
pu connaître ce livre et avoir été influencé par le clos Ana tant la logique du
choix du nom Ana semble péremptoire. Il s’agit, à l’image du roman, d’un voyage
du début au centre (de l’alphabet), suivi d’un retour à l’état initial. De
fait, dans les travaux préparatoires au roman, alors que l’héroïne s’appelait
Anna, Lahougue a été contacté par une chercheuse espagnole nommée Ana Roman
préparant une thèse sur Perec et lui-même. Cette forme espagnole semblait si
séduisante (un « ana » est un recueil de bons mots, bien venu dans
cette histoire de lexicographes, et le préfixe grec ana signifie
« en arrière », encore mieux venu puisqu’il s’agit de sortir du
Domaine d’Ana) qu’elle s’est imposée, et Lahougue a dédié son roman à la
thésarde.
Quant aux villes imaginaires de Bourgon et d’Hermet, leurs
noms sont empruntés à des toponymes immédiats du plus proche environnement du
petit village mayennais où gîte Lahougue.
Le hasard ne s’arrête pas là. Le clos Ana est aussi pour
Weysen un « trou de serrure » qui ressemble à un sexe féminin. Le mot
« clé » est un mot clé du Domaine d’Ana, pourvu d’une vignette
introductive dont la réunion des 15 illustrations des 15 chapitres constitue
une anamorphose, comme d’ailleurs le carré central de l’illustration du
chapitre du milieu. La dernière des 38 règles de Clés du Domaine, cahier
des charges que Lahougue a publié parallèlement au roman, est :
« L’illustration du roman’, présentée au début du
volume, reprise en anamorphose dans la case centrale de l’illustration N° 8 et
représentée en abîme dans toutes les illustrations, aura l’apparence d’un sexe
féminin. »
Le nombre 15 est fort important dans le roman, constitué de
15 chapitres de 15 pages chacun. La raison essentielle du choix de 15 est que
son milieu est 8, chiffre symétrique dont le renversement donne le symbole de
l’infini.
Or Alfred convoque toutes les mythologies dans son exégèse,
et il apparaît important dans sa démonstration que le nombre d’Ishtar-Vénus ait
été 15 pour les Mésopotamiens. Je comprends mieux l’importance de Vénus pour
Lahougue, qui a un « n » en son centre, comme Ana, lettre qui lui
évoque encore un sexe féminin.
S’il m’est aussi permis de mythologuer, je remarque que le
nom sumérien d’Ishtar était Inanna.
Chez Lahougue le Domaine d’Ana réel abritait les ruines d’un
moulin, et le clos Ana correspond encore pour Alfred à Bethléem, « maison
du pain », qui a découvert sur place en cassant une gangue de
camouflage « une meule géante d’un diamètre de quelque 6 mètres,
tellement bien polie et appareillée qu’elle suggérait presque la présence d’un
moteur et de tout un mécanisme. »
Heureusement qu’il y a ce « presque », parce que
je n’arrive pas à déceler dans les photos de la « meule » la forme
annoncée « absolument ronde ».
Dans cet enclos Ana il y a encore un rocher en lequel Alfred
voit une brebis agonisante sous l’œil du Bélier-Zeus, or les prisonniers du
Domaine d’Ana échappent à l’inanition grâce aux animaux réels qui se sont eux
aussi fourvoyés dans le piège, notamment des moutons.
Le 26 février, je me suis rendu au clos Ana.
Il est situé à une dizaine de km au sud de Castellane, au
flanc de la montagne du Rouissassou, qu’Alfred tient à nommer le Reissassou,
sur la commune du Bourguet.
Si le cimetière du Bourguet n’est pas au centre du village,
ce qui est rare dans le Midi comme ailleurs, il est adossé à la chapelle Sainte
Anne, ce qui m’a paru devoir mériter une visite, d’autant que cette chapelle
fait partie selon Weysen d’un ensemble de 9 chapelles templières sur le
pourtour de son Zodiaque dont les initiales forment l’acronyme TEMPLARII,
« Templiers ». Le centre de ce minuscule cimetière d’environ 8 m sur
10 n’est occupé ni par la tombe de Théo Brideuil, ni par une statue de Vénus,
mais par un calvaire, ce qui ne doit pas encore être exceptionnel.
Un seul point digne d’être noté, la tombe d’une Anaïs
Chauvin au coin Nord-Est, mais Anaïs n’est pas un prénom rare dans le Midi.
Deux kilomètres encore, et j’arrive au Rouissassou. Je n’ai
pas de peine à localiser le « trou de serrure » sur la « Cuisse
de Jupiter », grâce aux photos du livre, mais le sombre trou ressemblant à
un sexe féminin a été violé par quelques personnages en quête de Graal, et le
lieu se signale désormais comme une échancrure blanchâtre dans la montagne.
Je parviens au clos Ana après un peu d’escalade, et je ne me
sens guère submergé par la puissance occulte du lieu.
Peut-être était-ce différent avant l’arrivée des
vandales : la roche a été éclatée, sondée, faisant disparaître certaines
« sculptures » vues par Alfred, notamment la meule qui aurait pu dissimuler
l’entrée secrète du Graal.
Merci monsieur Robert Laffont…
Apparemment les chercheurs se sont découragés avant d’avoir
découvert le Pactole.
la tête de Zeus selon
Weysen, dominant le clos Ana
Sur cette photo les buis et genêts cachent les déblais du
chantier principal, à droite, sous la « tête de Zeus » dominant le
fond de l’enclos. Un peu à gauche ce serait celle de Christ-Dionysos, que je
n’ai pas vraiment reconnu.
Si le « clos Ana » ne me semble témoigner que de
la naïveté humaine, j’ai été surpris en découvrant sur la falaise au-dessous
une inscription mystérieuse dont Weysen parlait dans son livre et qui me
semblait relever de l’affabulation.
Cette inscription dans une langue et une écriture inconnues
lui fut traduite par un ami spécialiste de la stéganographie de Trithème, et
signifierait :
Salut, tu es ici dans les terres de la vraie croix,
Céleste, dominant l’Eternité, bâille aux languissants
la clarté.
Hum… Attendu qu’Alfred lit ailleurs des lettres ou des mots
complets sur d’innocents rochers, jusqu’à trouver un A vieux de 6000 ans (3000
ans avant le premier A grec…), qu’il ne donne ni photo de cette inscription, ni
détail sur cet étonnant décryptage, je doutais de sa réalité effective, et
m’émerveillais plutôt de la concomitance des parutions du Temple du Secret
et du Pendule de Foucault d’Eco, fondé aussi sur l’interprétation d’un
message stéganographique concernant également le secret des Templiers.
Mais l’inscription est bien là, effectivement absolument
bizarre, et il me semble qu’elle n’est pas récente. La roche entaillée en
profondeur a exsudé du calcaire (ou autre) qui a blanchi la surface
au-dessous ; ceci a certainement pris quelque temps, mais je n’ai aucune
compétence pour mieux préciser.
Les photos que j’en ai prises ne donnent pas grand chose (en
voir ici), ce qui explique peut-être pourquoi Weysen
s’est aussi abstenu ; mieux vaudrait faire un relevé sur place de chaque
glyphe, une autre fois peut-être… Quoi qu’il en soit, je ne vois pas comment la
vingtaine de glyphes composant l’inscription pourrait donner une traduction
aussi longue.
Note du 13/8/5 -- J’ai
découvert depuis que ces traces blanchâtres survenaient en fait très rapidement
sur ce type de roche, j’en ai vu de semblables sous des inscriptions récentes
de cinq ans. J’ai découvert aussi que Weysen avait présenté une photo de cette
inscription dans son premier livre, L’île des Veilleurs (page 403,
édition de 1986), sans en donner la localisation. Il s’agit assurément du même
rocher, mais il est curieux que les traces blanches n’apparaissent pas sur la
photo de Weysen (je me borne à ce constat, ignorant dans quelles conditions a
été prise cette photo dont la reproduction n’est pas d’une excellente qualité).
Il y a quelques autres inscriptions sur ce pan de roc
vertical ; une autre, profonde, a donné lieu à la même exsudation
blanchâtre :
Celle-ci a au moins le mérite d’être claire, quoiqu’elle ne
prouve évidemment pas le passage en ce lieu de U. Baudot de Nancy le 2 août
1847.
Quelques remarques en attendant Baudot :
- Cette personne a inscrit une croix au-dessus de son nom.
- Sur les lieux il m’avait semblé voir une croix tracée de
main humaine à droite de l’inscription, alors que sur la photo elle me semble
résulter plus sûrement du croisement de deux veines de la roche.
- Après la tombe d’une Ana-ïs en un point notable du
cimetière du Bourguet, voici quelqu’un de Nan-cy, et il me semble qu’avec un
minimum d’imagination on distingue un grand A sous l’U, à gauche de Nancy (Cy
n’antrez pas, hypocrites, bigots !). Je ne peux m’empêcher de penser au
prénom Nancy, dont un diminutif est Nan, et notamment à Nancy Richmond, égérie
de Poe qui l’a rebaptisée Annie, et qui lui a dédié en 1849 Le cottage
Landor, suite du Domaine d’Arnheim écrit en 1842. C’est aussi pour
Nancy-Annie qu’il a écrit Annabel Lee.
- 1847 n’est pas un nombre inconnu de l’ésotérisme où il est
lu 18-4-7, correspondant aux lettres latines S-D-G, initiales de Soli Deo
Gloria. Ainsi les exégètes de Bach ont compté 1847 notes d’orchestre dans
les 32 mesures de la première partie de l’ouverture de la Passion selon
Saint Jean, de Bach, dont la première mesure aux flûtes est composée des
notes Es-D-G (mi bémol-ré-sol) !
Je ne déduis rien de tout ça. J’ignore évidemment pourquoi
quelqu’un a passé au bas mot une heure à graver dans la roche son passage en ce
coin peu passager, et encore plus l’origine, la date et le sens de
l’inscription cryptique. J’ai néanmoins le sentiment que cette inscription a
joué un rôle plus important dans la découverte du « Temple du Graal »
que ne l’avoue ou ne l’imagine Weysen, qui constate d’ailleurs que le clos Ana
est quelque peu excentré par rapport à la position donnée par la carte secrète
à l’origine de sa quête, le tableau de 1714, où il correspondrait à la poche de
saint (Celestius).
S’il est assez vain de chercher une saine logique dans
l’enquête de Weysen, qui est mort avant de livrer la suite annoncée de ses
révélations templières, ce serait en effet une fantastique coïncidence de
trouver une inscription cryptique juste au-dessous d’un lieu cryptique
déterminé indépendamment.
Mais les coïncidences existent, témoin Le Domaine d’Ana
et ses cryptogrammes.
Voir ici d’autres coïncidences
concernant ce roman.
Note du 29/02/08 : Je viens de lire L’Ile des
Veilleurs – Contre-enquête sur le mystère du Verdon (éd. Arqa, 2007), où les
auteurs Amoros-Buadès-Garnier démontent les élucubrations de Weysen, en
laissant ouverte néanmoins la possibilité qu’il y ait bien quelque chose de
sérieux à la source de l’affaire. Ils citent cette page et la remarquable
coïncidence du Clos Ana avec le Domaine d’Ana de Lahougue, et leurs
recherches les ont menés à un roman qui est peut-être à l’origine du nom Ana
chez Weysen : dans La Race à venir (1871), Edward Bulwer Lytton
imaginait à la suite du Voyage au centre de la terre de Verne (1864) la
découverte de la civilisation souterraine des Ana…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire